Le fait de réunir des livres dans un même champ disciplinaire ou
thématique peut refléter un projet intellectuel ou formateur, reposant sur un
modèle cumulatif du savoir ou la dialectique d'une confrontation critique des
discours (…). La bibliothèque naît au moment où l'accumulation et la
conservation des livres s'articulent et font sens. » Christian Jacob1
Où classer la bibliothéconomie ? La bibliothéconomie est-elle à rapprocher - par leur
proximité dans la classification - des savoirs incertains et des phénomènes mystérieux (001.9
dans la Classification Décimale de Dewey (CDD)), des manuels de culture générale (001 dans
la CDD), et finalement des inventions vouées à l'échec (001.894.4 dans la Classification
Décimale Universelle (CDU)) ? Que faut-il comprendre de cette confusion volontaire dans les
classifications ? Est-ce à dire que la bibliothéconomie est elle-même un objet confus ? C'est
ce que l'on peut se demander : la bibliothéconomie n'est-elle que pure pratique de gestion et
d'administration sans spécificité, outre son objet, ou bien serait-elle au contraire « la science
de la généralité », héritière du projet d'Auguste Comte, comme la bibliographie et la
bibliologie ainsi que les sciences de l'information après elle ? Là encore, la réponse de
l'organisation des savoirs est insatisfaisante, l'articulation entre les éléments n'est de nouveau
pas claire et ne fait pas sens. C'est le but de cette étude de fournir des éléments permettant de
cerner ce problème.
http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48579-la-place-de-la-bibliotheconomie-dans-l-organisation-des-connaissances-et-les-classifications.pdf
Pensée à partir d'une définition pratique dans la CDD en tant que « library economy »,
la bibliothéconomie hésite entre l'évidence impensée dans le milieu professionnel et la
confusion dans ses contours et ses aspects intellectuels. Elle apparaît d'abord comme un
impensé des pratiques. Cette étrangeté était déjà remarquée par Lee Pierce Butler2
, le premier
– avec S. R. Ranganathan3
– à avoir utilisé le terme de « library science » : « contrairement à
ses collègues dans les autres champs d'activité sociale, le bibliothécaire est étrangement
désintéressé par les aspects théoriques de sa profession. Le bibliothécaire est le seul à rester
dans la simplicité de son pragmatisme ; une rationalisation immédiate de chaque processus
technique apparaissant semble satisfaire son intérêt intellectuel. »4
Il y a donc beaucoup à étudier au sujet de la place de la bibliothéconomie dans
l'organisation des savoirs. Cette citation de Pierce Butler, si elle n'a pas valeur universelle
pour la bibliothéconomie partout et en tout temps, elle soulève cependant des interrogations,
appelle à des constats sur ce qui s'est passé avant et après elle. L'absence de réflexion générale
sur la bibliothéconomie nous demande de regarder de manière épistémologique comment elle
s'est formée, comme savoir et vis-à-vis des autres savoirs, et dans les classifications qui lui
assignent aussi une place dans l'organisation des connaissances.
Si aujourd'hui avec les sciences de l'information, la bibliothéconomie semble avoir
gagné un pôle réflexif, « il apparaît, notait récemment Jean-Paul Metzger, que l'élaboration
de fondements théoriques par la « science de l'information » ne peut faire l'économie d'un
travail épistémologique approfondi. Si l'un des principaux objets de cette « science » est le
partage et la transmission du savoir, alors elle doit être étroitement associée à
l'épistémologie. Peut-être pas à l'épistémologie de l'histoire des sciences (…) mais une
épistémologie de la médiatisation et de la transmission des savoirs. »
5
Il faut donc regarder la
structuration et la sédimentation des rapports de la bibliothéconomie dans l'ensemble des
champs des savoirs et ses connexions : subsumée sous la bibliographie, puis distinguée, puis
indexée dans la classe « généralités » de la Dewey et de nombreuses classifications, elle
interroge un manque de définition théorique que les « sciences de l'information » viennent à
combler en même temps qu'elles-mêmes sont en question.
Plus largement que de simples questions épistémologiques, c'est le cœur de l'identité
professionnelle qui est sujette à question, car la bibliothéconomie traite de sujets définitoires
de l'activité des bibliothèques tels que l'organisation et la gestion des collections, des services,
des bâtiments et des personnels, mais aussi toute l'organisation des savoirs (classification,
indexation, catalogage...). Au moment où la bibliothéconomie apparaît en crise et en
mutation, elle devient un objet de réflexion et un enjeu de réflexion prospective. Il est
déterminant de penser le cadre de son interdisciplinarité, son rapport à la connaissance, sa
spécificité à l'heure où la société de l'information et de la communication tend à mettre à mal
la pratique bibliothéconomique et des sciences de l'information en l'absence d'horizon réflexif
pour celles-ci
. Les dynamiques de ce travail recoupent ainsi assez logiquement celles que R.
Palermiti et Y. Politi6
relevaient dans le champ contemporain des sciences de l'information :
1) Une histoire des dispositifs physiques et intellectuels de médiations, c'est ce que nous
ferons pour la place de la bibliothéconomie dans l'organisation des savoirs et dans son
institutionnalisation, montrant l'apparition et la constitution du champ de la
bibliothéconomie parallèlement à la professionnalisation du métier de bibliothécaire.
2) Le questionnement philosophique sur la discipline : mettre à jour les idéologies et
savoir-faire impliqués (cela étant dû notamment à ce qu'internet remet en cause et
pousse les chercheurs à ne plus se confiner dans les questions techniques). Ce regard
critique de la philosophie sera le nôtre sur le champ théorique de la bibliothéconomie
et sa place dans les classifications. Nous interrogerons ainsi la dominante techniciste
dans le discours de la bibliothéconomie, la notion de « généralité » dans laquelle elle
est indexée dans les classifications et ses conséquences pour la perception de la
discipline.
3) Un « regain d'intérêt pour le champ, peu productif ces dernières années, de
l'organisation des connaissances et de leurs représentations en vue de la
communication et de la diffusion du savoir. »
7
Le champ moderne de « l'organisation
des connaissances » nous semble en effet utile pour questionner les paradigmes de la
bibliothéconomie ; mais il en reprend aussi le flou conceptuel et disciplinaire
problématique.
4) Des « recherches d'ordre épistémologique » pour parvenir finalement à la
« reconstruction de paradigmes qui ont traversé certains champs des sciences del'information ». C'est en écho à ces recherches ayant permis de voir l'évolution du
paradigme « orienté-système » vers un paradigme « orienté-utilisateur », conjugué à
l'apparition du numérique que nous avons ouvert des perspectives pour comprendre
l'évolution actuelle du modèle de la bibliothéconomie et sa place dans les
classifications à l'heure d'internet.
Si les classifications, reflètent l'organisation du savoir de leur époque en même temps
qu'elles la structurent, les liens entre bibliothéconomie et classification sont à étudier en les
mettant en regard. C'est pourquoi nous partirons de la place de la bibliothéconomie dans
l'organisation des savoirs pour voir ensuite comment elle est traitée dans les classifications.
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