vendredi 17 novembre 2017

La place de la bibliothéconomie dans l'organisation des connaissances et les classifications

Le fait de réunir des livres dans un même champ disciplinaire ou thématique peut refléter un projet intellectuel ou formateur, reposant sur un modèle cumulatif du savoir ou la dialectique d'une confrontation critique des discours (…). La bibliothèque naît au moment où l'accumulation et la conservation des livres s'articulent et font sens. »           Christian Jacob1

 Où classer la bibliothéconomie ? La bibliothéconomie est-elle à rapprocher - par leur proximité dans la classification - des savoirs incertains et des phénomènes mystérieux (001.9 dans la Classification Décimale de Dewey (CDD)), des manuels de culture générale (001 dans la CDD), et finalement des inventions vouées à l'échec (001.894.4 dans la Classification Décimale Universelle (CDU)) ? Que faut-il comprendre de cette confusion volontaire dans les classifications ? Est-ce à dire que la bibliothéconomie est elle-même un objet confus ? C'est ce que l'on peut se demander : la bibliothéconomie n'est-elle que pure pratique de gestion et d'administration sans spécificité, outre son objet, ou bien serait-elle au contraire « la science de la généralité », héritière du projet d'Auguste Comte, comme la bibliographie et la bibliologie ainsi que les sciences de l'information après elle ? Là encore, la réponse de l'organisation des savoirs est insatisfaisante, l'articulation entre les éléments n'est de nouveau pas claire et ne fait pas sens. C'est le but de cette étude de fournir des éléments permettant de cerner ce problème.
http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48579-la-place-de-la-bibliotheconomie-dans-l-organisation-des-connaissances-et-les-classifications.pdf
 Pensée à partir d'une définition pratique dans la CDD en tant que « library economy », la bibliothéconomie hésite entre l'évidence impensée dans le milieu professionnel et la confusion dans ses contours et ses aspects intellectuels. Elle apparaît d'abord comme un impensé des pratiques. Cette étrangeté était déjà remarquée par Lee Pierce Butler2 , le premier – avec S. R. Ranganathan3 – à avoir utilisé le terme de « library science » : « contrairement à ses collègues dans les autres champs d'activité sociale, le bibliothécaire est étrangement désintéressé par les aspects théoriques de sa profession. Le bibliothécaire est le seul à rester dans la simplicité de son pragmatisme ; une rationalisation immédiate de chaque processus technique apparaissant semble satisfaire son intérêt intellectuel. »4 Il y a donc beaucoup à étudier au sujet de la place de la bibliothéconomie dans l'organisation des savoirs. Cette citation de Pierce Butler, si elle n'a pas valeur universelle pour la bibliothéconomie partout et en tout temps, elle soulève cependant des interrogations, appelle à des constats sur ce qui s'est passé avant et après elle. L'absence de réflexion générale sur la bibliothéconomie nous demande de regarder de manière épistémologique comment elle s'est formée, comme savoir et vis-à-vis des autres savoirs, et dans les classifications qui lui assignent aussi une place dans l'organisation des connaissances.
 Si aujourd'hui avec les sciences de l'information, la bibliothéconomie semble avoir gagné un pôle réflexif, « il apparaît, notait récemment Jean-Paul Metzger, que l'élaboration de fondements théoriques par la « science de l'information » ne peut faire l'économie d'un travail épistémologique approfondi. Si l'un des principaux objets de cette « science » est le partage et la transmission du savoir, alors elle doit être étroitement associée à l'épistémologie. Peut-être pas à l'épistémologie de l'histoire des sciences (…) mais une épistémologie de la médiatisation et de la transmission des savoirs. » 5 Il faut donc regarder la structuration et la sédimentation des rapports de la bibliothéconomie dans l'ensemble des champs des savoirs et ses connexions : subsumée sous la bibliographie, puis distinguée, puis indexée dans la classe « généralités » de la Dewey et de nombreuses classifications, elle interroge un manque de définition théorique que les « sciences de l'information » viennent à combler en même temps qu'elles-mêmes sont en question. Plus largement que de simples questions épistémologiques, c'est le cœur de l'identité professionnelle qui est sujette à question, car la bibliothéconomie traite de sujets définitoires de l'activité des bibliothèques tels que l'organisation et la gestion des collections, des services, des bâtiments et des personnels, mais aussi toute l'organisation des savoirs (classification, indexation, catalogage...). Au moment où la bibliothéconomie apparaît en crise et en mutation, elle devient un objet de réflexion et un enjeu de réflexion prospective. Il est déterminant de penser le cadre de son interdisciplinarité, son rapport à la connaissance, sa spécificité à l'heure où la société de l'information et de la communication tend à mettre à mal la pratique bibliothéconomique et des sciences de l'information en l'absence d'horizon réflexif pour celles-ci
. Les dynamiques de ce travail recoupent ainsi assez logiquement celles que R. Palermiti et Y. Politi6 relevaient dans le champ contemporain des sciences de l'information : 1) Une histoire des dispositifs physiques et intellectuels de médiations, c'est ce que nous ferons pour la place de la bibliothéconomie dans l'organisation des savoirs et dans son institutionnalisation, montrant l'apparition et la constitution du champ de la bibliothéconomie parallèlement à la professionnalisation du métier de bibliothécaire. 2) Le questionnement philosophique sur la discipline : mettre à jour les idéologies et savoir-faire impliqués (cela étant dû notamment à ce qu'internet remet en cause et pousse les chercheurs à ne plus se confiner dans les questions techniques). Ce regard critique de la philosophie sera le nôtre sur le champ théorique de la bibliothéconomie et sa place dans les classifications. Nous interrogerons ainsi la dominante techniciste dans le discours de la bibliothéconomie, la notion de « généralité » dans laquelle elle est indexée dans les classifications et ses conséquences pour la perception de la discipline. 3) Un « regain d'intérêt pour le champ, peu productif ces dernières années, de l'organisation des connaissances et de leurs représentations en vue de la communication et de la diffusion du savoir. » 7 Le champ moderne de « l'organisation des connaissances » nous semble en effet utile pour questionner les paradigmes de la bibliothéconomie ; mais il en reprend aussi le flou conceptuel et disciplinaire problématique. 4) Des « recherches d'ordre épistémologique » pour parvenir finalement à la « reconstruction de paradigmes qui ont traversé certains champs des sciences del'information ». C'est en écho à ces recherches ayant permis de voir l'évolution du paradigme « orienté-système » vers un paradigme « orienté-utilisateur », conjugué à l'apparition du numérique que nous avons ouvert des perspectives pour comprendre l'évolution actuelle du modèle de la bibliothéconomie et sa place dans les classifications à l'heure d'internet. Si les classifications, reflètent l'organisation du savoir de leur époque en même temps qu'elles la structurent, les liens entre bibliothéconomie et classification sont à étudier en les mettant en regard. C'est pourquoi nous partirons de la place de la bibliothéconomie dans l'organisation des savoirs pour voir ensuite comment elle est traitée dans les classifications.

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